CHAPITRE DIX
Frère Columbanus pénétra dans la petite chapelle, qui fleurait le bois et la lourde odeur du temps. Il ferma doucement la porte derrière lui sans mettre le verrou. On n’avait pas allumé de bougies aujourd’hui, seule la petite lampe à huile sur l’autel brûlait d’une flamme haute et droite. Cette colonne de lumière, gracile et solitaire projetait alentour des ombres immobiles et comme elle se trouvait presque au niveau du cercueil de Winifred, dressé sur des tréteaux, elle le changeait en funèbre chape noire, à peine touchée çà et là par des étincelles de reflets argentés.
A l’extérieur de ce cercle de douce lumière dorée, tout était pénombre antique et poussière odorante. Il y avait une seconde entrée, depuis la minuscule sacristie qui n’était guère qu’un porche près de l’autel, mais il n’y avait pas de courant d’air pour faire vaciller la flamme, ne fût-ce qu’un instant. Rien, ni la moindre brise, ni le souffle d’un être vivant ne pouvait troubler le calme ambiant.
Columbanus s’inclina brièvement et presque sèchement devant l’autel. Il n’y avait personne pour le voir, il était venu seul, et il n’avait ni vu ni entendu personne en traversant le cimetière ou les bois tout proches. Il écarta le second prie-Dieu, et disposa l’autre carrément au centre de la chapelle, en face du cercueil. Maintenant qu’il n’était sous le regard de personne, il affichait une attitude plus calme et terre à terre ; mais c’est tout ce qu’on pouvait remarquer. Il était venu passer la nuit en prières, et c’est bien ce qu’il comptait faire, mais il était inutile de prendre la pose avant le lendemain matin, quand ses compagnons viendraient en procession chercher sainte Winifred pour lui faire faire la première étape de son voyage. Avec le bas de sa robe Columbanus confectionna un coussin pour ses genoux, et se fit une place aussi confortable que possible, se servant des manches de sa robe comme oreiller. La tiédeur du bois imprégnait lourdement la pénombre ocrée, et la nuit était douce. Quand il cessa de voir la petite colonne de lumière qui ne se reflétait plus sur les surfaces brillantes toutes proches, il se laissa aller à l’engourdissement dont les grandes vagues le gagnaient jusqu’à le submerger, et il s’endormit.
Il lui sembla, c’est fréquent quand on dort, qu’il venait de s’assoupir quand il s’éveilla. En fait, trois heures avaient passé, et minuit approchait lorsqu’un rêve persistant commença à troubler son sommeil : une voix de femme, pas un murmure, une voix basse et claire l’appelait « Columbanus... Columbanus... » avec une patience infinie. Et il eut le sentiment, alors qu’il dormait, que cette femme avait l’éternité devant elle, et qu’elle était décidée à l’appeler éternellement, alors que lui n’avait guère de temps devant lui ; il lui fallait s’éveiller et se débarrasser d’elle.
Il sursauta brusquement, contracté jusqu’au bout des doigts, l’oreille tendue, le regard fixe, mais il y avait ce dôme de douces ténèbres qui l’enveloppait comme auparavant ; le reliquaire était devenu plus sombre, apparemment, comme si la flamme de la lampe avait baissé et que le cercueil la cachait plus qu’à moitié. Il avait oublié de vérifier l’huile. Il savait cependant qu’on s’en était occupé, après l’enterrement de Rhisiart, c’est-à-dire quelques heures auparavant.
Il lui sembla que, parmi ses cinq sens, l’ouïe avait été le dernier à revenir, car il se rendait maintenant compte, et le frisson de la peur parcourut tout son corps, que la voix de son rêve était toujours là, qu’il était passé sans transition du rêve à la réalité. Très douce, très basse et décidée, ce n’était pas un murmure, mais une voix ténue et claire, à la fois proche et lointaine, insistante et reconnaissable.
— Columbanus... Columbanus... Qu’as-tu fait ?
La voix venait du reliquaire et de la lumière qui déclinait alors qu’il ouvrait grand les yeux, incrédule, terrorisé.
— Columbanus, mauvais serviteur, tu blasphèmes et, contre ma volonté, tues mes défenseurs ; que diras-tu à Winifred pour ta défense ? Penses-tu pouvoir me mentir comme tu as menti à ton prieur et tes frères ?
Sans hâte, sans colère, la voix sortait de l’abside qui s’assombrissait ; légère mais terrible, elle résonnait étrangement.
— Toi qui prétends me vénérer, tu m’as trompée comme ce misérable Cradoc ; penses-tu m’échapper à la fin ? Je n’ai jamais voulu quitter Gwytherin où je reposais. C’est ton ambition démoniaque qui t’a soufflé cette idée ! J’ai étendu la main sur un juste, que j’ai chargé de me défendre et aujourd’hui on l’a enterré ici, car il a été martyrisé pour moi. Ce péché est inscrit au ciel, tu n’as plus d’endroit où te cacher. Pourquoi, poursuivit la voix, froide, péremptoire et d’un calme menaçant, as-tu tué Rhisiart mon serviteur ?
Il essaya de se relever, mais ses genoux semblaient cloués au prie-Dieu. Il essaya de répondre mais de sa gorge contractée ne sortit qu’un croassement discordant. Elle ne pouvait être là, il n’y avait personne ! Mais les saints vont où ils veulent, se montrent à qui ils veulent, et parfois d’une manière terrible. Ses doigts glacés s’agrippèrent au prie-Dieu, mais il ne sentit rien. Sa langue, telle une écharde, lui déchira le voile du palais quand il essaya de parler.
— La confession est ton seul espoir, Columbanus, assassin ! Parle ! Avoue !
— Non ! croassa Columbanus, se forçant frénétiquement à articuler. Je n’ai pas fait de mal à Rhisiart ! J’étais dans votre chapelle, vierge bénie, comment aurais-je pu l’attaquer ? J’ai péché contre vous, j’ai manqué de foi en m’endormant... Je le reconnais ! Ne m’accusez pas d’un plus grand péché...
— Ce n’est pas toi qui as dormi, souffla la voix, un ton plus haut, un peu plus durement, sale menteur ! Qui a apporté le vin ? Qui l’a empoisonné, pour faire pécher un innocent ? C’est Jérôme qui s’est endormi, pas toi ! Toi, tu es allé dans la forêt attendre Rhisiart, et tu l’as tué.
— Non... Non, je le jure !
Tremblant violemment, couvert de sueur, il s’agrippa au prie-Dieu, mais ses mains tremblantes ne purent l’aider à se relever pour fuir. Comment fuir des êtres qui sont partout et voient tout ? Car aucun mortel n’aurait pu connaître toutes ces choses.
— Non, c’est faux. Vous vous méprenez ! Je dormais quand le messager du père Huw est arrivé. C’est Jérôme qui m’a réveillé... Le messager est témoin...
— Il n’est pas entré. Jérôme venait de se réveiller et il est allé lui parler. Toi, tu faisais semblant de dormir et tu mentais, comme maintenant. Qui a apporté le sirop de pavot ? Qui savait s’en servir ? Toi, qui feignais de dormir, et Jérôme qui est aussi faible que tu es mauvais était content de penser que tu ne pourrais pas l’accuser, sans même voir que tu l’accusais de bien pire : de ton acte, de ton crime. Ne sachant pas que tu mentais, il ne pouvait t’accuser. Mais moi je sais, et moi je t’accuse ! Et ma vengeance qui s’est abattue sur Cradoc pourrait bien aussi t’accabler si tu me mens encore !
— Non, cria-t-il d’une voix perçante, et il se couvrit le visage comme si des éclairs l’aveuglaient alors que seul un son léger et terrible le menaçait. Non, par pitié ! Je ne mens pas ! Vierge bénie, je vous ai fidèlement servie... J’ai essayé de vous obéir... Je ne comprends pas ! Je n’ai pas touché Rhisiart, ni empoisonné le vin de Jérôme !
— Imbécile ! – et la voix devint un grand cri. – Crois-tu pouvoir me tromper ? Et ça, qu’est-ce que c’est !
Soudain il y eut un éclair argenté à côté de lui, quelque chose tomba et du verre se brisa juste devant le prie-Dieu ; des éclats coupants et des gouttes d’un liquide collant se répandirent sur ses genoux ; au même moment la lampe s’éteignit, et ce fut l’obscurité totale.
Frissonnant, malade de peur, Columbanus toucha à tâtons le sol de terre battue ; des éclats de verre s’écrasèrent sous ses paumes. Il leva une main à hauteur de son visage, en gémissant, et reconnut l’odeur douceâtre du pavot. Il comprit alors qu’il se trouvait parmi les fragments du flacon qu’il avait laissé dans sa besace, chez Cadwallon.
Il ne s’écoula pas une minute avant qu’une faible lumière revînt. Plus loin, derrière le cercueil et l’autel, la petite fenêtre oblique s’ouvrait sur un ciel sans lune, clair et profond, parsemé d’étoiles. Des ombres vagues apparurent dans la chapelle, augmentant son effroi. Entre le cercueil et lui, se dressait une silhouette immobile.
Il lui fallut un moment pour s’accoutumer à la pénombre et comprendre que ce spectre pâle et très droit était une femme dont le bas du corps se perdait dans la ténèbre mais dont les épaules et la tête se distinguaient faiblement à la lueur de la fenêtre de l’autel. Il ne l’avait ni vue, ni entendue venir. Elle était apparue alors qu’il se traînait à quatre pattes sur les éclats de verre, et qu’il donnait l’impression de gémir sur ses blessures insignifiantes. Cette silhouette gracile, immobile, qu’un linceul blanc enveloppait des pieds à la tête, c’était Winifred, qui aurait dû être retournée à la poussière depuis longtemps ; un voile fin lui couvrait la tête et le visage, et elle le désignait de son doigt tendu.
Il recula devant elle, traînant les pieds, avec de faibles gestes des mains pour se cacher les yeux. Les larmes coulaient sur son visage, et il parlait comme s’il était fou.
— C’était pour vous ! Pour vous et mon abbaye ! Je l’ai fait pour la gloire de notre maison ! Je croyais que j’avais votre accord et celui du ciel. L’autre ne vous aurait pas laissée partir. Je croyais bien faire !
— Parle clairement, dit la voix d’un ton de commandement. Et dis ce que tu as fait.
— J’ai donné le sirop à Jérôme – dans son vin – et pendant qu’il dormait je me suis glissé dans la forêt, pour attendre Rhisiart. Je l’ai suivi. Je l’ai tué... Oh ! douce Winifred, ne me vouez pas à la damnation parce que j’ai tué l’ennemi qui empêchait une oeuvre pieuse...
— Par-derrière ! dit la silhouette pâle.
Un courant d’air froid la fit frissonner dans ses draperies, traversa la chapelle et passa sur Columbanus, qui fut glacé jusqu’aux os. Comme si elle l’avait effleuré. Elle semblait s’être approchée, bien qu’il ne l’ait pas vue bouger.
— Par-derrière, comme les lâches et les traîtres ! Avoue ! Dis-le !
— Oui, balbutia-t-il, reculant comme un animal effrayé, et puis il toucha le mur des épaules ; maintenant il était acculé. C’est vrai ! Je l’avoue ! Oh ! sainte miséricordieuse, vous savez tout, je n’ai plus rien à vous cacher ! Ayez pitié de moi ! Ne me détruisez pas ! Tout ce que j’ai fait, c’était pour vous !
— Tu l’as fait pour toi ! répliqua la voix accusatrice plus froide et brûlante que la glace. Tu voulais devenir le maître de ton ordre, toi, avec tes ambitions et tes stratagèmes, tu as cherché délibérément à faire rejaillir sur toi toute la gloire due à la possession de mes reliques, à passer pour l’élu du ciel, toi le modèle de piété ; tu as voulu empêcher frère Richard de succéder au prieur, et, si tu le pouvais, le prieur de succéder à l’abbé. Tu désirais ardemment être le plus jeune abbé mitré de ce pays ou de n’importe quel autre ! Je vous connais, toi et tes semblables. Vous ne reculez devant rien, si cela vous procure le pouvoir.
— Non, non, haleta-t-il, se raidissant contre le mur, car elle avançait sur lui, maintenant c’était évident, pleine d’une fureur froide, le menaçant de son doigt tendu. C’était pour vous, pour vous seule ! Je croyais accomplir votre volonté !
— Ma volonté pour faire le mal ! (La voix devint un cri perçant, tranchant comme une dague.) Ma volonté pour tuer !
Elle avait fait un pas de trop. Pris d’une terreur folle, il s’agrippa au mur et bondit les mains tendues, avec de grands gestes pour l’empêcher de le toucher, en poussant de petits gémissements tout en battant des bras. Sa main gauche se prit dans les draperies et fit tomber le voile du visage. Des cheveux noirs glissèrent sur les épaules. Du bout des doigts, il toucha la courbe d’une joue douce et fraîche, mais pas froide, douce comme le sont les courbes d’une chair jeune et ferme alors que, malade d’horreur, il s’était attendu à toucher de la main un crâne dénudé.
Il poussa un cri d’horreur qui se mua bientôt en cri de triomphe. Sa main qui voulait éviter tout contact devint soudain une serre agrippant les cheveux emmêlés. Il avait les réflexes prompts, Columbanus. Il comprit en un clin d’oeil qu’il tenait une femme dans sa poigne, et presque aussi vite à qui il avait sûrement affaire, et ce qu’elle avait fait, en lui tendant ce piège affreux où il était tombé. Il se rendit compte aussi vite qu’elle était seule, et qu’apparemment ce piège, elle l’avait tendu seule, et qu’il était perdu si elle parlait. Mais si elle ne parlait pas, si elle disparaissait – la nuit était encore jeune ! – il était sauvé, et gardait le bénéfice de cette expédition dont toute la gloire lui reviendrait.
Malheureusement pour lui, Sioned fut presque aussi rapide que lui. Dans cette obscurité (où la vue n’aurait été qu’un maigre secours), elle l’entendit respirer à fond, comme s’il ne craignait plus ni Dieu ni diable, et elle sentit la rage animale qui émanait de lui comme une odeur pestilentielle, presque aussi écoeurante que l’odeur de la peur. D’instinct, elle sauta deux fois en arrière, pour se mettre hors d’atteinte ; il ne lui en coûta qu’une poignée de cheveux. Mais la griffe du moine, maintenant vide, s’ouvrit et il saisit le drap de lin qui la couvrait, et qui ne se déchirerait pas si facilement. Elle sauta sur sa gauche, pour s’éloigner autant que possible de la main droite du moine qu’elle vit plonger dans sa robe et il y eut le bref éclair de l’acier du poignard qu’il dégaina. Il essaya de la suivre en frappant à l’aveuglette. « C’est le poignard qui a tué mon père », pensa-t-elle, en évitant le premier coup.
Quelque part, une porte s’ouvrit sur la nuit, car soudain le vent s’engouffra dans la chapelle et on entendit les pas pesants d’un homme en sandales. Dans le calme nocturne, un corps puissant et massif déplaçait l’air devant lui. Une voix forte lança un avertissement. Frère Cadfael, sortant de la sacristie, fit irruption dans la chapelle, et fonça vers la mêlée.
Columbanus frappa pour la deuxième fois. De sa main gauche il empoigna solidement le voile qui couvrait le corps de Sioned. Mais de son côté elle s’écarta de lui d’un mouvement tournant pour se dégager du drap, et le coup qui aurait dû la frapper au coeur lui érafla seulement et douloureusement l’avant-bras gauche. Le moine relâcha sa prise, elle fut rejetée contre le mur ; et Columbanus s’enfuit, filant comme un zèbre vers la porte. Cadfael la prit alors entre ses bras vigoureux, et la gronda d’une voix furibonde, – qui lui fit du bien – tandis qu’il la serrait contre lui, comme un gros ours, et qu’il la palpait aussi tendrement qu’une mère.
— Mais pour l’amour de Dieu, espèce de folle ! pourquoi ne pas être restée hors d’atteinte ? Je vous avais dit de laisser le cercueil entre vous et lui... !
— Poursuivez-le donc, cria Sioned furieuse, vous voulez qu’il s’échappe ? Je vais bien, rattrapez-le ! Il a tué mon père !
Ils filèrent ensemble vers la porte, mais Cadfael fut le premier à sortir. La fille était solide, vigoureuse, désireuse de se venger, une vraie Galloise, à peine égratignée, il connaissait bien ce genre de femme. Dans le tourbillon de l’action, elle ne sentait rien, ne se rendait pas compte qu’elle saignait ; elle voulait être vengée ; à juste titre. Elle était sur ses talons comme il descendait à toute vitesse le sentier étroit qui, traversant le cimetière, menait à la porte. La nuit était profonde, veloutée, parsemée d’étoiles dont la lumière voilée et délicate dessinait à peine les ombres.
Le calme de l’espace atténuait le bruit de leur course, et adoucissait la quiétude nocturne.
Sortant des buissons au bout du cimetière, une haute silhouette, mince et vive, jaillit pour barrer la route au fuyard. Columbanus la vit, hésita un instant, mais Cadfael était juste derrière lui, et une seconde plus tard, le fugitif prit sa décision, fonçant droit sur celui qui s’approchait pour l’intercepter.
— Attention, Engelard ! Il a un poignard ! cria soudain Sioned, sur les talons de Cadfael.
Engelard l’entendit et dévia à droite au moment du choc, si bien que l’arme qui le visait au coeur coupa une bande de tissu de sa manche. Columbanus allait se frayer un chemin en force et filer se cacher dans les bois quand Engelard lui entoura brutalement le cou du bras gauche et le déséquilibra momentanément sans toutefois le faire tomber, tandis que du poing droit il agrippait le capuchon de sa robe et serrait. Columbanus pivota de nouveau et essaya de le poignarder, mais cette fois Engelard était prêt et il lui immobilisa le poignet de la main gauche. Ils oscillaient dans leur lutte, les pieds solidement plantés dans l’herbe. La lutte aurait été équitable si tous deux avaient été armés. Mais bientôt Engelard égalisa le jeu, tordant le poignet de son adversaire, sans faire attention à la main libre de Columbanus qui le serrait à la gorge ; les doigts engourdis laissèrent échapper le poignard. Tous deux plongèrent pour le rattraper mais Engelard fut le plus vif, et le jeta, méprisant, parmi les buissons. Le combat était pratiquement terminé. Columbanus haletait, le souffle rauque, les bras immobilisés, cherchant vainement, affolé, un moyen de s’échapper.
— C’est lui ? demanda Engelard.
— Oui, répondit Sioned. Il a avoué.
Engelard regarda alors son prisonnier pour la première fois, puis il la vit elle, dans la douce lumière des étoiles, qui devenait maintenant presque aussi claire que celle du jour. Elle était décoiffée, meurtrie, choquée, son regard était fixe ; son bras gauche était ouvert et saignait abondamment, bien que la blessure fût superficielle. Il distingua des taches de sang sur le linge blanc qui la couvrait. Sous ces étoiles on ne remarque guère les couleurs, mais à cet instant Engelard ne vit que ce rouge. Cet homme avait lâchement assassiné son maître bien-aimé et son ami (malgré leurs désaccords), et maintenant il avait essayé de tuer la fille comme il avait tué le père.
— Tu as osé la toucher ! cria Engelard, bouillonnant de rage. Espèce de rat de sacristie !
Prenant Columbanus à la gorge, il le souleva de terre, et le secoua violemment comme un rat, ou un serpent venimeux. Quand il en eut fini avec lui, il le jeta dans l’herbe à ses pieds.
— Debout ! gronda-t-il, se penchant sur ce déchet humain. Debout, je vais te donner le temps de souffler et puis tu pourras combattre avec moi à mort, sans couteau, au lieu de te glisser dans les buissons et de frapper par-derrière ou d’attaquer une jeune fille sans défense. Prends ton temps, j’attendrai que tu aies retrouvé ton souffle pour te tuer.
Sioned courut vers lui, se pressa contre lui, et le retint en le serrant dans ses bras.
— Non ! Laisse-le maintenant ! Je ne veux pas qu’on puisse te reprocher quoi que ce soit.
— Il a essayé de te tuer – tu es blessée...
— Ce n’est rien... une simple coupure. Ça saigne, mais ce n’est rien !
Il se calma lentement, tremblant encore. Refermant les bras sur elle, il l’attira à lui, et dédaigneux, poussa du pied son ennemi à terre.
— Debout ! Je ne te ferai rien. Tu appartiens à la justice et grand bien te fasse !
Columbanus ne broncha point. Cadfael les ayant rejoints, ils le regardaient tous les trois soudain silencieux, conscients de son immobilité totale si rare chez les êtres vivants.
— C’est de la comédie, dit Engelard méprisant. Il a peur, et veut se faire plaindre. Il paraît qu’il est très fort pour ça.
Ceux qui font semblant de dormir se trahissent en exagérant leur aspect innocent quand on parle d’eux. Columbanus gisait, immobile, parfaitement détaché et indifférent.
Cadfael s’agenouilla près de lui, le secoua doucement par l’épaule, et se recula avec un grand soupir en voyant qu’il avait le cou brisé. Il lui toucha la poitrine sous son habit et se pencha vers les lèvres ouvertes et les narines dilatées. Puis il lui prit la tête entre les mains, la tourna doucement et la bougea. Quand il la lâcha, elle fit un angle si anormal qu’ils surent que le pire était arrivé avant que Cadfael n’ouvrît la bouche.
— Vous auriez attendu longtemps qu’il reprenne son souffle, mon ami, constata-t-il. Vous ne vous rendez pas compte de votre force ! Il a la nuque brisée. Il est mort.
En état de choc, ils demeuraient figés sur place, commençant à peine à mesurer le désastre. Les jeunes gens n’y voyaient qu’un regrettable accident involontaire, mais qui après tout était une manière de justice. Cadfael, lui, avait conscience d’un scandale qui pouvait ruiner la vie de deux êtres jeunes et celle d’autres aussi, car maintenant que Columbanus était mort, qui pourrait le forcer à répéter sa confession et quelles preuves y avait-il contre lui ? Cadfael s’assit sur les talons pour réfléchir. Il se rendait compte, stupéfait, maintenant que la nuit avait retrouvé son calme, que tout ce furieux désordre avait fait très peu de bruit et qu’il n’y avait pas d’autres témoins. Il tendit l’oreille. Nul bruissement de pas ni d’aile ne troublait le silence. Ils étaient loin de toute habitation ; personne n’avait rien entendu. C’était déjà ça.
— Ce n’est pas possible, il n’est pas mort, murmura Engelard, dubitatif. Je l’ai à peine touché. On ne meurt pas comme ça !
— Apparemment si. Que va-t-on faire maintenant ? Je ne m’attendais pas à cela !
Il ne se plaignait pas, simplement il leur expliquait qu’il allait falloir dresser de nouveaux plans, et vite, en mobilisant toutes les ressources de leur imagination.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’on y peut ? s’étonna Engelard, pour qui il ne s’agissait que d’un contretemps regrettable. On va appeler le père Huw et votre prieur et on leur racontera exactement ce qui s’est passé. Que faire d’autre ? Je suis désolé de l’avoir tué, mais je ne peux pas dire que je me sente vraiment coupable.
Il ne voyait pas plus loin : à ses yeux la vérité était toujours la meilleure solution. Cadfael se sentit malgré lui touché par cette innocence que le monde détruirait tôt ou tard ! Mais jusqu’à présent une accusation injustifiée l’avait laissée intacte, Engelard conservait sa foi en l’homme. Cadfael doutait qu’il en fût de même pour Sioned. Son silence exprimait son inquiétude pour l’avenir. Elle saignait encore. Il fallait procéder par ordre ; rien ne l’empêchait de réfléchir tout en parant au plus pressé.
— Allons, rendez-vous utile ! Aidez-moi à transporter ce misérable dans la chapelle, qu’on ne le voie plus. Sioned, trouvez son poignard. On ne peut pas se permettre de laisser traîner ce genre de preuve. Ensuite on s’occupera de votre bras. Il y a un ruisseau derrière la haie d’aubépines, et on ne manque pas de linge.
Ils lui faisaient entière confiance, et lui obéirent sans discuter, bien qu’Engelard, après s’être assuré que Sioned n’avait rien de grave et l’avoir lui-même adroitement pansée, revînt obstinément à son idée que le mieux était de dire toute la vérité, et que seul Columbanus serait taxé d’infamie. Avec du silex et de l’amadou, Cadfael alluma les bougies ; il remplit la lampe dont il avait retiré judicieusement une partie de l’huile avant que Sioned ne prît place sous les draperies du catafalque de Winifred. Le moine reprit :
— Vous croyez que, parce que vous n’avez rien fait de mal et que nous sommes d’accord tous les trois, tous penseront comme nous et vous apporteront leur soutien. J’en doute fort, mon enfant ! La seule preuve que nous avons de la culpabilité de Columbanus, c’est sa confession, que Sioned et moi avons entendue – preuve que nous avions plutôt, car il n’est plus là maintenant. Vivant, nous aurions pu le forcer à dire la vérité à nouveau. Mort, il ne vous donnera pas cette satisfaction. Et sans lui, notre position est assez fragile. Ne vous y trompez pas, si nous l’accusons, si ce scandale épouvantable éclate et menace d’éclabousser l’abbaye de Shrewsbury et tous les Bénédictins, appuyés ici par le prince et l’évêque, croyez-moi, tous ceux qui représentent l’autorité s’allieront pour éviter le désastre, et ils ne laisseront personne, surtout pas un étranger sans amis, déranger leur plan, mettre en doute la façon dont ils ont acquis sainte Winifred, et nuire à leur réputation. Pour se protéger, ils diront que c’est le crime d’un hors-la-loi, d’un désespéré, déjà recherché pour meurtre, et qui a tenté de se disculper d’un double meurtre. Quel dommage, ajouta-t-il, d’avoir suggéré à Sioned de vous appeler pour le cas où cela tournerait mal ! Enfin ça n’est pas votre faute. C’est moi qui ai mijoté tout ça, c’est à moi de vous en sortir. Mais renoncez à l’idée d’aller voir le père Huw, le bailli, ou le pape et de tout leur dire. Il vaut mieux mettre à profit le temps qui nous reste avant le matin pour retourner la situation à notre avantage. Il y a bien des façons de rendre la justice.
— Ils ne douteraient pas de la parole de Sioned, s’exclama Engelard.
— Naïf ! ils diraient que Sioned comme Peredur a pu faire par amour quelque chose de contraire à sa nature. Quant à moi, je n’ai guère d’influence et ça ne m’intéresse pas de sauver seulement ma peau. Je veux aussi aider les autres. Même mon prieur, qui est arrogant et dur, et à dire vrai, se conduit parfois comme un imbécile, n’est ni un menteur ni un assassin. Et mon ordre n’a pas mérité un Columbanus. Silence, maintenant ; laissez-moi réfléchir. En attendant, enlevez donc ce qui reste du flacon. Cette chapelle devra être aussi propre et calme demain qu’avant notre arrivée.
Ils lui obéirent et firent disparaître les traces des événements de la nuit, le laissant seul jusqu’à ce qu’il ait trouvé une solution.
— Qu’est-ce qui vous a pris de modifier le discours que je vous avais préparé et de faire dire des choses aussi dures à Winifred ? demanda-t-il enfin. Pourquoi déclarer en son nom que vous ne vouliez pas quitter Gwytherin et que vous ne le voulez toujours pas ? Que Rhisiart n’était pas seulement un homme juste et bon, mais le champion que vous aviez choisi ?
Elle se tourna vers lui, très étonnée.
— J’ai dit ça ?
— Oui, et fort bien, en plus. Ça sonnait vraiment juste, mais ce n’est pas le discours que nous avions répété ensemble. Où avez-vous trouvé ces mots ?
— Je ne sais pas, répondit-elle, surprise. Je ne me rappelle pas ce que j’ai dit. Ça semblait venir tout seul et je me suis laissée aller.
— Winifred a peut-être tenté sa chance, suggéra Engelard. Tous ces étrangers avec leurs visions et leurs extases qu’ils interprétaient à leur gré ! Mais qui s’est inquiété de ce que Winifred voulait vraiment ? Tout le monde prétend en savoir plus qu’elle.
« De la bouche des enfants ! » se dit Cadfael, et il réfléchit à la solution qu’il commençait à entrevoir. De tous ceux que cette issue rendrait heureux, Winifred serait sûrement la première. S’il y a moyen de faire plaisir à tout le monde, pourquoi pas ?
Tiens, Columbanus par exemple ! Quelques heures auparavant, à complies, il priait à voix haute la petite sainte de l’emmener hors de ce monde cette nuit même si elle l’en jugeait digne. En voilà un qui avait obtenu satisfaction ! S’il avait su que son voeu serait ainsi pris à la lettre, il s’en serait peut-être abstenu, car ce qu’il attendait c’était de jouir vivant d’un bonheur incomparable, d’accord. Mais les saints sont en droit de supposer que leurs adorateurs parlent sérieusement, et ils les exaucent en conséquence. Et si Winifred s’était vraiment exprimée par la bouche de Sioned – et qui suis-je pour en douter ? se demanda-t-il – si la sainte voulait vraiment rester dans son village, désir bien légitime, le coin de terre où elle gisait avait été retourné : on n’y verrait que du feu si on le retournait encore cette nuit.
— Il me semble, dit Sioned, le regardant avec un sourire timide mais confiant, que vous commencez à voir où vous allez.
— Où nous allons, corrigea Cadfael, ce qui est plus utile. Sioned, j’ai du travail pour vous, ne vous pressez pas. Nous serons bien occupés pendant votre absence. Allez étendre votre drap sous les arbres de mai près de la haie, là où les fleurs tombent, sans être encore mortes. Secouez les buissons et apportez-nous beaucoup de pétales. La dernière fois où elle lui est apparue, c’était parmi les parfums les plus doux et une pluie de pétales blancs. Apportez les uns et on aura les autres.
Confiante, ne comprenant pas encore, elle déroula le drap qui l’enveloppait comme un linceul, et alla faire ce qu’il lui demandait.
— Donnez-moi le couteau, commanda vivement Cadfael, quand elle fut partie.
Il essuya la lame sur le voile que Columbanus avait arraché à Sioned et il déplaça les bougies afin qu’elles éclairent les grands sceaux rouges qui fermaient le reliquaire de Winifred.
— Dieu merci, il n’a pas saigné, soupira Cadfael. Sa robe et ses vêtements sont impeccables. Déshabillez-le !
Il palpa le premier sceau, satisfait de son volume et de la finesse de cette dague bien aiguisée dont il présenta la pointe à la flamme de la lampe.
Ils furent prêts bien avant l’aube. Ils quittèrent ensemble la chapelle pour redescendre vers le village, et se séparèrent à l’orée du bois, là où un raccourci, remontant la colline, menait chez Rhisiart.
Sioned avait emporté le voile et le drap taché de sang, pour leur part, ils enfouirent les éclats de verre dans la forêt. Heureusement que les domestiques qui avaient enterré Rhisiart avaient laissé là leurs bêches pour nettoyer le tumulus le lendemain. Ça leur épargnerait la peine d’aller les emprunter discrètement, une bonne heure de temps de gagnée.
— Il n’y aura pas de scandale, dit Cadfael au moment de les quitter, ni d’accusations. Je pense que vous pouvez le ramener avec vous, mais qu’il ne se montre pas avant qu’on soit parti. Il n’a rien à craindre, le prince et le bailli ne lui feront pas d’ennuis, ni à John. J’en toucherai un mot à Peredur, qui en touchera un mot au bailli, et le bailli en parlera au prince – laissons le père Huw en dehors de tout ça, c’est un homme bon et simple, inutile de lui mettre ce poids sur la conscience. Si les moines de Shrewsbury et les gens d’ici sont satisfaits (et ils seront très vite au courant), qui voudrait empêcher les choses de tourner rond, en parlant inconsidérément ? Un prince avisé comme Owain Gwynedd s’abstiendra d’intervenir.
— Tout Gwytherin sera là demain matin pour vous voir emporter le reliquaire, murmura Sioned, frissonnant légèrement à cette idée.
— Tant mieux, il nous faut plein de témoins émus et émerveillés. Je suis un grand pécheur, ajouta-t-il avec philosophie, mais je ne me sens pas coupable. Je me demande si la fin justifie les moyens ?
— Moi, je sais une chose, riposta-t-elle. Mon père peut maintenant reposer en paix, et c’est à vous qu’il le doit. Et moi je vous dois bien plus encore. Quand je vous ai vu pour la première fois – je descendais de mon arbre, vous vous rappelez ? – je pensais que vous seriez comme les autres moines et que vous ne voudriez pas me regarder.
— Mon petit, il aurait fallu être fou ! Je vous ai regardée attentivement, je ne vous oublierai jamais. Mais votre amour vous appartient, et là je ne peux rien pour vous.
— Tranquillisez-vous, le rassura Engelard. Je suis étranger. Et j’ai passé un accord. On peut le rompre par consentement mutuel ; si je divise mes biens en deux parts égales avec mon seigneur, je serai libre. Et maintenant Sioned est mon seigneur.
— Et, dit-elle, personne ne pourra m’empêcher, si j’en ai envie, de lui donner la moitié de mes biens, ce ne serait que justice. Oncle Meurice ne fera pas d’histoires. Marier une héritière à un serviteur étranger, c’est une chose, mais la marier à un homme libre, héritier d’un manoir, même s’il est en Angleterre et qu’on ne peut en jouir pour le moment, c’en est une autre.
— Surtout, ajouta Cadfael, quand on sait déjà qu’il est le meilleur pour s’occuper du bétail à des lieues à la ronde.
Apparemment ces deux-là, au moins, étaient satisfaits. Et Rhisiart, enterré avec honneur, ne leur en tiendrait pas rigueur. Il n’avait jamais été rancunier.
Engelard parlait peu ; il remercia Cadfael simplement, sans phrases. Sioned, plus impulsive, fit demi-tour, jeta les bras autour du cou du moine et l’embrassa. Ce fut leur adieu car il avait préféré leur conseiller de ne plus revenir à la chapelle. Ce fut un contact étrange : elle dégageait une odeur entêtante de fleurs d’aubépines, qui lui laissa sur les bras comme un parfum de sainteté après qu’elle fut partie.
En retournant au presbytère Cadfael fit un détour par le bief du moulin et jeta le poignard de Columbanus au plus profond des eaux noires. Heureusement, pensa-t-il, en se dirigeant vers son lit (qu’il n’occuperait guère qu’une heure environ avant prime), que les moines qui avaient fabriqué le reliquaire avaient aussi méticuleusement tenu à le doubler de plomb.